Dans ce numéro, Stéphane Grenier, professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, présente son projet pédagogique d'enseignement immersif et collaboratif dans la communauté du Lac Simon. Il partage le contexte l’ayant mené à cette innovation, ses visées et ses retombées sur l’enseignement et les apprentissages des étudiantes et étudiants.
Le contexte du projet
Les travaux de la Commission Vérité et Réconciliation (2015) et de la Commission Viens (2019) ont souligné des manquements flagrants, voire une violence systémique envers les peuples autochtones, de la part des institutions au sein desquelles les travailleuses et travailleurs sociaux sont appelés à œuvrer. La genèse du projet d’innovation pédagogique provient de la volonté de faire une place prépondérante aux savoirs holistiques dans la formation des travailleurs sociaux, afin que ceux-ci puissent développer des compétences culturellement responsables. Faire une place aux savoirs holistiques autochtones implique de laisser une place à leurs connaissances traditionnelles et à les reconnaître comme complémentaires aux connaissances traditionnellement enseignées en travail social. Cette volonté répond à une nécessité réelle de préparer les travailleuses et travailleurs sociaux à intervenir de façon sécuritaire auprès des populations autochtones, leur permettant ainsi de contribuer à l’effort de réconciliation qui anime aujourd’hui la profession et à devenir des alliés des communautés autochtones.
Le projet de formation immersive dans la communauté du Lac Simon visait à répondre à l'appel à l'action 23 de la Commission d'enquête, soit d'inclure, en collaboration avec les autorités autochtones, un volet sur les Premières Nations du Québec dans le parcours universitaire menant à une pratique en travail social. Pour ce faire, un cours de trois crédits (Intervention sociale auprès des petits groupes II) s'est donné en collaboration avec trois co-enseignants autochtones à l'extérieur des locaux de l'UQAT. Le projet misait sur une véritable participation des étudiantes et étudiants dans leurs apprentissages par une pédagogie du lieu (Campeau, 2021) et de l’expérience. Pour Campeau (2021), « trois principes déterminent essentiellement la pédagogie du lieu : le corps comme instrument de lecture, le narratif, qui relate l’expérience et qui en donne le sens, et la zone de contact (Somerville et al., 2011). Cette dernière réfère aux caractéristiques d’un lieu en tant qu’espace à la confluence des différentes interprétations culturelles et des autres significations qu’un lieu pourrait avoir pour un individu ou une société ».
Les intentions pédagogiques
- Faire reconnaître que la profession du travail social a contribué et contribue encore à l’oppression des peuples autochtones;
- Faire connaître et reconnaître les souffrances subies par les peuples autochtones, dont les conséquences perdurent à l’heure actuelle;
- Sensibiliser une cohorte d’étudiantes et d'étudiants en travail social à la culture traditionnelle et au savoir-faire du peuple Anishnabe;
- Initier les personnes étudiantes aux méthodes holistiques de guérison;
- Réduire la méconnaissance des réalités objectives et matérielles de la vie dans les communautés autochtones;
- Aider les étudiantes et les étudiants à adopter une approche culturellement sécurisante lorsqu’ils travaillent avec des personnes autochtones.
Les moyens déployés
Le cours s’est déroulé à l’automne 2021 en six journées complètes d’immersion. Les enseignements ont eu lieu à l’extérieur, dans une « lodge » ou dans une tente de prospecteur (voir photo à gauche). Au total, c’est plus de 67 heures de cours que les étudiantes et étudiants ont vécues.
Les cours débutaient au campus de l’UQAT. L’enseignant présentait une activité brise-glace et une introduction à l’intervention de groupe qui serait vue dans la journée. Par la suite le cours se déplaçait dans la communauté du Lac Simon. L’expérience a été déstabilisante pour certaines étudiantes et étudiants qui se retrouvaient donc à l’extérieur d’un lieu « maitrisé » (la salle universitaire) dans une communauté inconnue et qui ne partage pas du tout les mêmes codes culturels.
Chaque cours s’articulait autour d’une thématique et d’une cérémonie ou pratique qui lui était associée (par exemple : cercle de partage ou tente de sudation). Les Anishnabes accordent de l’importance au ressenti des personnes par rapport à ce qui leur est proposé. À chaque début et fin de cours, les étudiantes avaient donc leur moment de parole où elles pouvaient exprimer ce qu’elles avaient en tête concernant les enseignements vécus ou à venir.Le déroulement d’une journée variait en fonction des disponibilités des personnes invitées ou des activités réalisées. Des lectures complémentaires portant sur les approches holistiques et l’intervention de groupe permettaient de consolider le volet théorique (dynamiques de groupe, plan d’intervention, éthique et tenue de dossiers) du cours. Les travaux écrits réalisés par les étudiantes (journal de bord) ont permis d’effectuer un suivi et un retour réflexif sur leurs apprentissages et d’ajuster l’enseignement en conséquence.
Les impacts de l’innovation pédagogique sur les apprentissages des étudiantes et étudiants
Pour les étudiantes et étudiants, l’expérience pédagogique a été très différente de celle d’un cours classique d’université. L’immersion en milieu autochtone et le mode d’enseignement participatif leur a permis d’effectuer des apprentissages non limités à la sphère de la connaissance, mais plutôt de nature holistique, touchant à la fois les dimensions mentale, émotionnelle, physique et spirituelle. Les étudiantes et étudiants ont vécu concrètement leur apprentissage en réalisant des actions qui leur permettaient d’approfondir l’apprentissage, mais aussi de le connecter à toutes les dimensions holistiques.
Si au départ, plusieurs étudiantes et étudiants étaient craintives ou mal à l’aise avec la dimension émotionnelle et spirituelle, le temps de l’expérience a quand même permis à celles-ci d’appréhender une autre dimension trop souvent oubliée en intervention. L’évolution des journaux de bord traduit bien cette progression dans la façon anishnabe d’entrevoir le monde en prenant en compte la spiritualité et le caractère émotionnel des relations. Au terme de l’expérience, c’est l’ensemble des étudiantes et étudiants qui a enrichi ses compétences culturelles comme le montre cette citation du travail final d’une étudiante :
« Cette expérience dans la communauté nous a transformés. Nous n’avons plus les mêmes habiletés et connaissances qu’au début de la session. Cette expérience nous a ouverts sur un autre mode de vie et une autre culture. Elle nous a aussi permis d’ouvrir notre esprit et de sortir de notre zone de confort ainsi que de découvrir une autre limite. Ce projet est un pas vers la décolonisation et la réconciliation entre les peuples. Cette expérience enrichissante a été empreinte de respect, de partage, de confiance et d’échange. Je recommande à tous et à toutes d’avoir ce précieux cadeau. »
Des conseils ou des réflexions à partager…
- Privilégiez une pédagogie du lieu. Ne restez pas en classe « hors du monde » : l’expérience pratique ou la réalisation d’activités sur le terrain aide les étudiants et étudiantes à mieux intégrer les connaissances.
- Faites confiance aux partenaires, dans notre cas ce sont les membres de la communauté du Lac Simon et nos co-enseignants autochtones, pour vous accompagner dans l’expérience : ultimement, les partenaires souhaitent transmettre le meilleur d’eux-mêmes à vos étudiants et étudiantes. Ils sont une plus-value incroyable et leur apport est inestimable.
- Ne craignez pas le temps et soyez souple avec celui-ci : faire un apprentissage nécessite temps et effort. Parfois, ça prend plus de temps, d’autres fois moins. Ça ne sert à rien de respecter à la lettre le temps de « classe ».
Pour en savoir plus...
Commission d'enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (CERP). (2019). Rapport final. Gouvernement du Québec. https://www.cerp.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Rapport/Rapport_final.pdf
Ellington, L. (2021). Travail social et guérison autochtone. Une analyse sociohistorique et des pistes pour son intégration au sein des pratiques sociales. Nouvelles pratiques sociales, 31(2), 338‑355. https://doi.org/10.7202/1076659ar
Landry, M.-A. (2021, 20 octobre). De la classe à la forêt, des étudiants en travail social apprennent aussi à Lac-Simon. Radio-Canada.ca. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1833065/uqat-lac-simon-culture-guerison-baton-marche
Pédagogie universitaire. (2023, 30 mars). Lumières sur l’innovation pédagogique – Les Prix du GRIIP 22-23. Projet de Stéphane Grenier [vidéo]. https://www.youtube.com/watch?v=DmxqMV5IIMA
Sinclair, R. (2004). Aboriginal social work education in Canada: decolonizing pedagogy for the seventh generation. First Peoples Child & Family Review, 1(1), 49–61. https://doi.org/10.7202/1069584ar
Références
Battiste, M. (2002). Indigenous knowledge and pedagogy in First Nations Education : A Literature Review with Recommendations. Apamuwek Institute. https://www.nipissingu.ca/sites/default/files/2018-06/Indigenous%20Knowledge%20and%20Pedagogy%20.pdf
Campeau, D. (2021). Pédagogie autochtone et pédagogie du lieu : proposition d’un modèle d’enseignement autochtonisé. Éducation et francophonie, 49(1), 52-70. https://doi.org/10.7202/1077001ar
Cheezo, A. (2020). Vers la fierté Anishnabe. [Rapport de stage] Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. https://depositum.uqat.ca/id/eprint/1230/
Paul, V., Jubinville, M., et Lévesque, F. (2020). Le travail collaboratif afin de dépasser l’approche colonialiste et se diriger vers une autochtonisation de la réussite scolaire. Dans S. E. Q. Millán, G. Pellerin, et G. Maheux (dir.), La décolonisation de la scolarisation des jeunes Inuit et des Premières Nations : Sens et défis. Presses de l’Université du Québec. 316 pages. https://canadacommons.ca/artifacts/2304116/decolonisation-de-la-scolarisation-des-jeunes-inuit-et-des-premieres-nations/3064644/
Simms, T. (2016). Dismantling white privilege: The ongoing journey to become an ally. Dans M.A. Hart, A.D. Burton, K. Hart, G. Rowe, D. Halonen et Y. Pompana (dir.), International indigenous voices in social work (p. 187-215). Cambridge Scholars Publishing.
Sinclair, R. (2009). Bridging the past and the future: an introduction to indigenous social work issues. Dans R. Sinclair, M.A. Hart et G. Bruyere (dir.), Wicihitowin: Aboriginal Social Work in Canada (p. 19-23). Halifax & Winnipeg : Fernwood Publishing.
Woodhouse, J. L. et Knapp, C. E. (2000). Place-based curriculum and instruction. ERIC Clearinghouse on Rural Education and Small Schools . https://eric.ed.gov/?id=ED448012
Notice biographique
Stéphane Grenier, Ts, Ph. D. est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Il y enseigne les cours d’intervention de groupe et d’intervention auprès des collectivités. En recherche, il travaille les questions relatives au logement social et à la crise du logement. Il a été président de l’Association Canadienne pour la formation en travail social de 2019 à 2021. Il collabore avec les communautés autochtones de la région depuis son arrivé en 2005.
Mentions de responsabilité
Cette capsule est une production de la Direction du soutien aux études et des bibliothèques (DSEB) en collaboration avec le Groupe d’intervention et d’innovation pédagogique (GRIIP)
Comité éditorial : Marie-Christine Dion, Isabelle Gallard, Marie-Eve Gonthier, Alain Huot, Céline Leblanc, Brigitte Pilon
Coordination : Marie-Ève Gagnon-Paré
Rédaction : Stéphane Grenier
Révision linguistique : Dominique Papin et Isabelle Brochu
Les impacts de l’innovation pédagogique sur les pratiques d’enseignement
La formation des travailleuses et travailleurs sociaux a un rôle important à jouer dans la décolonisation du travail social. Cet effort passe par une sensibilisation des étudiantes et étudiants aux réalités autochtones. Le partenariat avec des organisations et des personnes autochtones dans de telles initiatives d’enseignement a une importante valeur ajoutée. D’une part, cette démarche permet d’assurer une approche décolonisatrice, par la valorisation des savoirs traditionnels autochtones. D’autre part, comme l’a démontré l’expérience, la rencontre culturelle est un élément clé pour toucher les étudiantes et étudiants, non pas seulement dans leurs connaissances professionnelles, mais à un niveau plus personnel. Les témoignages des étudiantes et étudiants à l’issue de l’expérience tendent à démontrer que cet enseignement en profondeur est à même de modifier le rapport des futurs travailleurs et travailleuses sociales aux peuples autochtones et aux cultures autochtones, ouvrant ainsi la voie à leur engagement futur en tant qu’alliées.
En tant qu’enseignant, cette expérience pédagogique a changé radicalement ma façon de construire mes cours. Les enseignements magistraux ne font plus partie de ma pratique d’enseignement. Je privilégie toujours la construction d’un cours à partir d’un projet à réaliser avec les étudiants et étudiantes. J’essaye de faire en sorte qu’ils et elles réalisent des apprentissages théoriques et pratiques par la réalisation d’une tâche. Je prends toujours en compte leurs besoins d’apprentissages et aussi ce que ces étudiants et étudiantes vivent lors de ces apprentissages. L’aspect émotionnel doit être considéré dans l’enseignement, selon moi. La pédagogie du lieu est aussi significative dans cette expérience. Woodhouse et Knapp (2000) établissent cinq caractéristiques de la pédagogie du lieu :
Les étudiants et étudiantes ont bien compris cette pédagogie. Ils et elles ont souhaité faire plus d’apprentissages en réalisant des choses. Ils ont aimé participer à toutes les activités comme le « sapinage de la lodge » (activité qui consiste à installer un tapis de sapin au fond de la lodge pour plus de confort). Plusieurs ont noté que les apprentissages ne s’arrêtaient pas lors de ces moments, mais qu’ils s’intensifiaient dans l’action et se poursuivaient même au retour à la maison. Ainsi, on peut dire que l’action ou le fait de vivre le moment présent favorise les apprentissages par rapport aux occasions d’apprendre de manière plus traditionnelle, par exemple, en salle de classe. Selon un des co-enseignants autochtones, être assis dans une classe d’université était comme être « en dehors du monde ». D’ailleurs, la pédagogie du lieu conteste également le rôle de la classe comme lieu exclusif d’apprentissage.