Dans ce numéro, Marie-Pierre Baron et ses collègues, en collaboration avec Marie-Michèle Lambert, coordonnatrice des collections et archives, Kanuelitamakanitshuap Musée Ilnu de Mashteuiatsh, présentent une initiative visant l’intégration des perspectives autochtones dans le cadre d’un projet pédagogique mené auprès des personnes étudiantes au baccalauréat en enseignement en adaptation scolaire et sociale. Elles partagent la démarche structurant ce projet pédagogique, qui a un potentiel transformateur sur le plan professionnel et sur le plan humain. Elles tiennent également à remercier monsieur Jérôme Gagnon, enseignant en orthopédagogie dans le cadre du projet Petapan à l’école primaire Des Quatre-Vents, CSS des Rives-du-Saguenay, pour son soutien précieux.
Mise en situation
Félix et Konan sont professeurs en sciences de l’éducation. Depuis quelques années, ils remarquent avec joie l'accroissement de la présence de familles autochtones dans leur région et, de ce fait, l’augmentation du nombre d’élèves dans les écoles en milieu urbain. Parallèlement, ils se demandent si leurs cours, offerts en formation initiale en enseignement, soutiennent les futures personnes enseignantes en ce qui a trait à l’accueil des élèves et des familles autochtones, ainsi qu’à la planification et au déploiement d’interventions pédagogiques adaptées et culturellement sécurisantes. Leurs recherches leur ont permis de découvrir la compétence 15 (CEPN, 2020) qui, en complément au référentiel de compétences sur la profession enseignante, propose de Valoriser et promouvoir les savoirs, la vision du monde, la culture et l’histoire des Autochtones. Inspirés par les dimensions de la compétence 15, ils décident de mettre sur pied, en collaboration avec un organisme d’une communauté autochtone de leur région, un projet pédagogique permettant la valorisation et l’intégration des perspectives autochtones au sein de leurs cours.
Pourquoi?
Cinq raisons de valoriser les perspectives et les cultures des Premières Nations et des Inuits (PNI) à l’université :
L’éducation et la sensibilisation sont des leviers de réconciliation avec les membres des PNI (CVR, 2015).
Être sensibilisé aux réalités des PNI dès la formation initiale peut avoir une incidence positive sur la création d’environnements culturellement sécurisants (CAPRES, 2018).
Il importe de prendre conscience de nos biais et préjugés (Deschênes, 2024) comme personne formatrice afin de ne pas perpétuer ces biais chez les personnes enseignantes.
L’utilisation de la matrice de mémoire permet la reconnaissance et la valorisation des cultures autochtones.
Près de 60% des PNI vivent en milieu urbain (Kurtness, 2024).
Quoi?
Opter pour une approche transformatrice
L’intégration et la valorisation des perspectives des PNI en enseignement supérieur permettent d’amorcer un processus qui aide à briser les résistances qui proviennent souvent de l’ignorance (Deschênes, 2024). Elle nécessite d’amorcer, tant pour la personne formatrice que pour les personnes étudiantes, un processus de transformation de ses pratiques, ainsi que de sa personne (CVR, 2015 ; Deschênes, 2024). Pour soutenir la réflexion des personnes étudiantes au sein de ce processus, l’utilisation de la matrice de mémoire, utilisée en contexte de formation initiale, permettra d’organiser les connaissances et de mettre en relation les apprentissages (Polytechnique, 2018).
Ce que nous dit la recherche
Entrer dans un cycle de transformation
Les stratégies d’apprentissages déployées pour valoriser les perspectives et les cultures des PNI sont tout aussi importantes que les contenus (Deschênes, 2024). Elles impliquent non seulement d’être réalisées avec les PNI, et ce, dans le but de naviguer ensemble sur le chemin de la réconciliation (CVR, 2015), mais aussi d’être faites dans une posture d’humilité culturelle. Cela s’inscrit dans un cycle de transformation qui permet de réaliser des apprentissages en profondeur, débutant par une situation initiale et allant de la prise de conscience et la déconstruction de ses biais et préjugés, vers la transformation de ses connaissances, jusqu’à la reconstruction de sa vision et des savoirs quant aux cultures des PNI (Deschênes, 2024).
Références
Commission de vérité et réconciliation du Canada [CRV]. (2015). Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir. https://publications.gc.ca/collections/collection_2016/trc/IR4-7-2015-fra.pdf
Consortium d’animation sur la persévérance et la réussite en enseignement supérieur [CAPRES]. (2018). Étudiants des Premiers Peuples en enseignement supérieur. https://oresquebec.ca/dossiers/etudiants-des-premiers-peuples-en-enseignement-superieur/
Conseil en éducation des Premières Nations [CEPN] (2020). Compétence 15: Valoriser et promouvoir les savoirs, la vision du monde, la culture et l’histoire des Autochtones. https://cepn-fnec.ca/competence-15/
Deschênes, É. (2024). Valorisation et inclusion des perspectives des Premières Nations et Inuit en enseignement. FIDES éducation.
Kurtness, J. (2024). Préface. Dans É. Deschênes (Dir.), Valorisation et inclusion des perspectives des Premières Nations et Inuit en enseignement (pp. IIX-IX). FIDES éducation.
Polytechnique (2018). Matrice de la mémoire. https://www.polymtl.ca/vignettes/matrice-de-la-memoire
Pour en savoir plus
Comité de recherche sur les transitions aux études supérieures des étudiants.es autochtones [CRTÉSÉA]. (2023). Favoriser les transitions afin de soutenir la persévérance scolaire des étudiants.es autochtones au Saguenay-Lac-Saint-Jean. https://constellation.uqac.ca/id/eprint/9262/1/Final_RapportPSPN.pdf
Dufour, E. (2021). « C’est le Québec qui est né dans mon pays! » Carnets de rencontres, D’Ani Kuni à Kiuna. Écosociété. https://ecosociete.org/livres/c-est-le-quebec-qui-est-ne-dans-mon-pays?collection=13
Dufour, E. (2022). Le processus de décolonisation : Qu’est-ce qu’on peut faire? Curium, avril. https://www.emanuelledufour.com p.30.
Lepage, P. (2019). Mythes et réalités sur les peuples autochtones. Institut Tshakapesh, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. https://www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/Mythes-Realites.pdf
Groupe d’intervention et d’innovation pédagogique du réseau de l’Université du Québec (GRIIP). (n. d.). Place aux Premiers Peuples dans l’enseignement universitaire. Enseigner à l'université. https://enseigneraluniversite.com/modules/
D'autres questions à explorer
- Quelles sont les retombées d’un tel « voyage culturel » dans la pratique professionnelle des personnes étudiantes, aujourd’hui devenues enseignantes?
- Être à l’écoute des personnes étudiantes : comment créer, au sein des cours universitaires, des rencontres entre les personnes étudiantes membres des PNI et allochtones?
- Comment ce type d’activité culturelle immersive pourrait-elle contribuer à sensibiliser les membres du personnel universitaire aux réalités et aux cultures des PNI?
Notice biographique
Marie-Pierre Baron Ph.D. est professeure en enseignement en adaptation scolaire et sociale et directrice de la Clinique universitaire en orthopédagogie de l’UQAC. Elle détient une expertise en intervention psychopédagogique, en recherche auprès des jeunes et a de l’expérience en recherche collaborative. Ses travaux, ancrés dans la réalité des milieux de pratique, s’intéressent à l’influence des différents déterminants sur le parcours scolaire et sur le soutien psychopédagogique à la réussite éducative des étudiants vivant avec des difficultés d’adaptation et d’apprentissage, dont ceux de la communauté Ilnu de Mashteuiatsh.
Élisabeth Boily Ph. D. est professeure à l’unité d’enseignement en adaptation scolaire et sociale à l’Université du Québec à Chicoutimi. Détentrice d’un doctorat en éducation de l’Université du Québec à Montréal, ses travaux de recherche portent sur le rôle des personnes enseignantes et des orthopédagogues, ainsi que sur leur collaboration, en contexte d’implantation du modèle de réponse à l’intervention en lecture. Élisabeth a réalisé une maîtrise portant sur l’enseignement de la lecture en Afrique subsaharienne. De plus, elle détient une forte expérience pratique, notamment en tant qu’orthopédagogue-conseil au Centre de services scolaire des Rives-du-Saguenay.
Caroline Lambert est directrice générale de l’organisme Puakuteu, comité de femmes de Mashteuiatsh. En plus de donner une place aux femmes autochtones dans la sphère sociale, cet organisme communautaire a pour objectif d’améliorer les conditions de vie pour les générations futures. Cette mission passe, entre autres, par une plus grande implication dans l’éducation des enfants et c’est pourquoi Puakuteu est l’organisme hôte du Projet d’accompagnement scolaire et social (PASS). Passionnée, impliquée et généreuse, Caroline fait rayonner la culture Ilnu et sa communauté dans tous ses projets.
Mentions de responsabilité
Cette capsule est une production de la Direction du soutien aux études et des bibliothèques (DSEB) en collaboration avec le Groupe d’intervention et d’innovation pédagogique (GRIIP)
Comité éditorial : Marilyn Baillargeon, Élisabeth Boily, Adèle Cardinal, Marie-Christine Dion, Isabelle Gallard, Alain Huot, Laurence-Olivier Tardif
Coordination : Marie-Ève Gagnon-Paré
Rédaction : Marie-Pierre Baron, Élizabeth Boily et Caroline Lambert
Correction : Isabelle Brochu et Dominique Papin
Comment?
Entrer dans un voyage culturel : la réalisation d’une matrice de mémoire
La matrice de mémoire est un tableau composé de quatre colonnes et de cinq lignes qui permet d’organiser les apprentissages réalisés (Polytechnique, 2018). Dans le cadre de ce projet, vécu en formation initiale en enseignement en adaptation scolaire et sociale, l’activité de la matrice de mémoire a été adaptée afin que les personnes étudiantes puissent, au fil des expériences pédagogiques et culturelles vécues, relier entre eux les apprentissages réalisés. Chaque colonne de la matrice de mémoire correspond à une activité, à un mouvement, qui contribue à ce qu’on considère comme un « voyage culturel » à la rencontre des PNI. Chacun de ces mouvements intégratifs contribue à déconstruire les préjugés et les idées préconçues. Dans ce contexte, la matrice de mémoire est un processus de transformation individuel qui s’inscrit dans un mouvement collectif déployé en formation initiale.
Colonne 1 : Prendre conscience de ses biais et des préjugés véhiculés
Le premier mouvement consiste à remplir chaque ligne de la première colonne en y inscrivant un préjugé entendu au sujet des PNI. Cette étape permet une introspection et constitue le point de départ du « voyage culturel ». Elle permet, dans le développement d’une sensibilité culturelle, de prendre conscience de nos biais (CAPRES, 2018) et du racisme vécu par les PNI. Chacune des activités vécues dans les colonnes suivantes permettra de collecter des informations qui seront consignées dans la matrice afin de déconstruire ces préjugés.
Colonne 2 : Rencontrer pour élargir ses perspectives culturelles
La deuxième colonne est à remplir à la suite de la rencontre avec une personne enseignante allochtone qui exerce sa profession spécifiquement auprès des élèves et des familles autochtones en milieu urbain. Pendant cette rencontre, la personne enseignante témoigne, à travers sa pratique, de son propre « voyage culturel » et permet de déconstruire certains préjugés.
Colonne 3 : Découvrir et partager des ressources culturelles
La troisième colonne est à remplir à la suite d’un mouvement personnel de découverte des cultures des PNI. Les personnes étudiantes ont à découvrir au minimum une ressource de la culture populaire réalisée par des membres des PNI (balado, roman, télésérie, réseaux sociaux, etc.). Les découvertes sont partagées en classe et catégorisées dans un Miro. Elles permettent d’ouvrir nos horizons et d’ajouter des éléments de réponses aux préjugés de départ.
Colonne 4 : Aller à la rencontre des PNI
La quatrième colonne est à remplir à la suite d’une journée vécue au sein de la communauté Ilnu de Mashteuiatsh. Organisée en collaboration avec l’organisme Puakuteu, comité de femmes de Mashteuiatsh et le Musée Ilnu de Mashteuiatsh, cette journée permet d’aller à la rencontre des Pekuakamiulnuatsh et d’en apprendre plus non seulement sur leur culture, mais aussi sur l’histoire des Premières Nations au Québec. Cette activité est un tournant dans le processus de transformation.
Les personnes étudiantes du BEASS de l’UQAC accompagnées de monsieur Louis-Philip Lamontagne, animateur au musée Ilnu de Mashteuiatsh. Crédit photo: Caroline Lambert, Puakuteu
Conclusion : Représenter son voyage culturel
En guise de conclusion, les personnes étudiantes ont à créer une représentation de leur “voyage culturel”. Ce travail peut être réalisé sous diverses formes (balado, infographie, dissertation, vidéo, etc.) et a pour but de démontrer de quelle manière elles ont réussi, au fil des rencontres et des mouvements proposés, à déconstruire les préjugés de départ.
Infographie représentant le “voyage culturel” de madame Rosalie Desjardins, orthopédagogue au Centre de services scolaire du Fer.
Finalement, la matrice de mémoire est une stratégie d’apprentissage facilement adaptable à diverses disciplines universitaires. Elle permet de guider les personnes étudiantes dans un cycle de transformation et de les accompagner dans le développement de leurs compétences culturelles.