Mettre en mouvement pédagogiquement la pensée critique

Enseigner la pensée critique aux étudiants est un défi nécessaire en tant qu'enseignant. Faciliter le questionnement critique leur permet de construire du sens par rapport à ce qui est enseigné mais aussi tout le long de leur vie, en tant que futurs citoyens. Réfléchir par soi-même et aussi ensemble avec ses pairs fait partie de la démarche démocratique.

Mise en situation

Nicolas enseigne un cours de premier cycle sur les relations humaines. À la suite d’un sondage informel auprès de ses étudiants, il découvre que ceux-ci ont des opinions divergentes sur ce sujet. Il se questionne sur la manière d’enseigner à penser critiquement par rapport à un sujet qui les touche d’aussi près et pour lequel chacun a droit à son vécu. Il décide de les faire réfléchir plutôt que de prescrire un contenu unique.

Nicolas prépare donc une activité d’apprentissage pour laquelle il a identifié des textes qui soutiennent différentes perspectives sur le thème de la garde des enfants. Par le biais de ces textes, il propose aux étudiants une perspective féministe, une perspective des droits des pères et une perspective des droits des enfants. En groupe de trois étudiants, après discussion, ils rédigent un rapport de leur réflexion commune sous forme de tableau (voir Motoi et Villeneuve, 2016, p. 110). Pour ce faire :

  • Pour chaque perspective, chacun lit les textes et identifie cinq caractéristiques et quatre questions qui interrogent chaque perspective à la lumière des autres. Ensuite, en équipe, ils assemblent en une seule liste les caractéristiques et les questions les plus pertinentes pour chaque perspective.
  • Les étudiants rédigent par la suite une synthèse des trois perspectives, ce qui leur permettra d’établir des liens, de discerner les similitudes, les différences et les tensions existantes.
  • Pour terminer, ils affirment par écrit, dans le tableau, l’opinion de l’équipe en déterminant ce avec quoi les membres sont d’accord ou non.

Par cette activité, Nicolas a réalisé que le dialogue effectué en petits groupes facilitait la compréhension du point de vue de l’autre, et ce, sans avoir à être d’accord avec cette personne. Cette activité a permis de penser critiquement et de construire du sens ensemble par rapport au sujet.

Pourquoi?

CINQ QUESTIONS AUTOUR DE LA PENSÉE CRITIQUE

  1. Un « bon » apprenant correspond-il à un « bon » penseur?
  2. Peut-on transférer notre « savoir penser critiquement » appris à l’université à d’autres situations de vie ou de travail?
  3. Penser critiquement facilite-il ou nuit-il à notre jugement professionnel?
  4. Notre jugement en tant qu’humain peut-il entrer en contradiction avec notre jugement professionnel?
  5. Devant les défis et les enjeux de la société actuelle, doit-on prendre, en tant qu’humains et citoyens, la responsabilité de les penser critiquement?

Quoi?

LA PENSÉE CRITIQUE COMME RAPPORT ENTRE APPRENDRE ET PENSER

« Apprendre sans penser est inutile mais penser sans apprendre est dangereux. »

Cette mise en garde de Confucius, vieille de 2500 ans, ouvre un espace de réflexion qui pose en son centre les conséquences sur l’être humain de la mise ou non en rapport de ces deux activités intérieures, apprendre et penser. Cela nous interpelle en tant qu’enseignants, puisque nous constatons l’impact de la présence (ou de l’absence) de ce rapport sur le développement professionnel et humain des étudiants, ainsi que sur le nôtre.

Quelle démarche pédagogique facilite ce rapport entre apprendre et penser? Comment enseignonsnous à l’étudiant à apprendre? Doit-il intégrer ou reproduire un contenu qui est déjà déterminé ou prescrit idéologiquement sans le remettre en question? Ou bien doit-il développer sa capacité de réflexion (habiletés cognitives) autant que l’acte de penser critiquement de façon autonome (piloter et évaluer sa propre pensée) sur ce qui est déjà déterminé ou prescrit? Ces questions propagent l’espace de réflexion intérieur de l’être humain, mais aussi l’espace de réflexion extérieur où opère l’enseignement. Notre rôle en tant qu’enseignants est-il de mettre ces deux réflexions en lien l’une avec l’autre?

Ce que nous dit la recherche

LE MODÈLE DE LA PENSÉE CRITIQUE DIALOGIQUE

Le modèle de la pensée critique dialogique conçu par la recherche de Daniel (Forges, Daniel et Borges, 2011), s’inscrit dans une « perspective développementale qui se rapporte à la manière dont se mobilise la pensée critique » et « qui n’est pas construite à partir d’une liste d’habiletés » générales et transférables. La pensée critique n’est « pas considéré[e] comme un produit mais comme un processus » complexe qui se met en mouvement chez les personnes par et dans la pratique du dialogue entre pairs selon trois perspectives épistémologiques : l’égocentrisme, le relativisme et l’intersubjectivité. Pour accéder à une pensée critique dialogique, il est nécessaire de comprendre les concepts d’égocentrisme et de relativisme, pour développer ensuite l’intersubjectivité orientée vers la recherche de sens, ce que présente ce tableau inspiré de Forges, Daniel et Borges (2011, p.3-5).

pensée critique

Comment?

ENSEIGNER LA PENSÉE CRITIQUE, UNE RESPONSABILITÉ PÉDAGOGIQUE

1. Faire réaliser comment est établie la dimension critique de la pensée

Mettre en évidence le lien essentiel entre pensée « critique » et « critère ». Penser de façon critique se fait à l’aide de critères qu’on se donne et qui sont autant de repères pour la réflexion puisqu’il est nécessaire d’« utiliser des critères pour juger, être attentif aux différents contextes » (Gagnon, 2005, p. 59) : clarté, pertinence, vérification de la source, légitimité, etc. Ensuite, faire la distinction entre critiquer (identifier ce qui est négatif) et penser critiquement (évaluer à partir de critères, du contexte tout en s’autocorrigeant au besoin) (Lipman dans Forges et al., 2011).

2. Expliquer comment se distancer afin de mieux regarder pour comprendre

Introduire auprès des étudiants la notion de « distanciation » de la pensée par une analogie : la « carte » n’est pas le « territoire » (Bateson, 1977). La carte est l’outil ou le schéma qui pose une distance du territoire pour l’appréhender afin de s’orienter et savoir où on se trouve et où aller. Dans le domaine des idées, la « carte » est la théorie, l’idéologie, les informations ou le récit qu’on fait du territoire afin de se le représenter pour le saisir. Le « territoire » évoque le terrain, le concret, la pratique, le vécu et l’expérience, la situation donnée. Loger sa pensée critique dans cet écart « existant entre une réalité et la manière dont les individus se la représentent » (Keucheyan, 2010) permet d’apprendre à penser par soi-même, d’élaborer sa propre pensée pour saisir ce qui est significatif en :

  • ne confondant sa pensée ni avec le terrain ni avec la carte;
  • ne prenant pas la partie pour le tout ou le tout pour la partie;
  • ne faisant pas passer la carte pour le territoire.
3. Faciliter la saisie de l’intention spécifique de la pensée critique

Amener les étudiants à examiner leurs propres choix idéologiques ou leurs croyances comme individus. Cette activité établit sa pensée comme autocritique et l’historicise à partir de son contexte d’émergence. Ainsi, la pensée devient critique par l’intention de ne pas s’imposer comme la « vérité » ou la seule lecture possible de ce qui est en jeu. Elle ne se positionne pas comme « pensée unique » qui se veut le seul discours significatif. La pensée critique se questionne pour comprendre pourquoi et comment elle est située en rapport avec d’autres points de vue, car pour une situation donnée, divers vécus existent, plusieurs lectures et plusieurs « cartes » sont possibles. La pensée critique est pluraliste, mais non relativiste (Daniel et al., 2005) puisque tous les points de vue ne sont pas valorisés de façon égale. Tout dépend de qui dessine la « carte », pour qui, selon quels intérêts, quelles valeurs et quels critères, selon quel angle de vue pour construire quelle perspective.

4. Installer dans le cours l’espace de réflexion par le dialogue

Organiser le dialogue entre étudiants (en groupes restreints) par rapport aux différentes perspectives sur une même situation pour faire la part des choses et viser à partir de questions la compréhension réciproque. Faciliter ainsi ce qui est « vraisemblable » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008) pour plusieurs, mais pas pour tous. Affirmer cet espace humain où se posent les questions pour comprendre les désaccords et lier les accords. Habermas (2005) parle d’une situation idéale de parole. Daniel et al. (2005) et Gagnon et Sasseville (2011) parlent de communauté de recherche philosophique comme d’un groupe de pairs qui dialoguent avec bienveillance, ayant un pacte informel de «pluralisme, réciprocité et tolérance». À partir de ce concept, Beaulieu et Motoi (2015) utilisent le terme de communauté de recherche de sens.

5. Proposer divers moyens pour favoriser la pensée critique

Pour développer autant les attitudes (curiosité intellectuelle, remise en question, bienveillance, ouverture d’esprit, flexibilité, etc.) que les habiletés cognitives (organiser des données, analyser des arguments, distinguer les faits des opinions, juger de la crédibilité de la source d’une information, etc.) de la pensée critique, l’enseignant peut proposer :

  • L’établissement d’une communauté de recherche de sens sur un sujet ou une question spécifique;
  • Le test du contradictoire : chercher la perspective opposée à ce qui est véhiculé pour forger la réflexion en connaissance de cause (Martin-Lagardette, 2014);
  • La pratique réflexive : aller-retour entre pratique et réflexion pour élaborer son savoir;
  • La délibération éthique : articuler un dilemme éthique à la suite d’une confrontation entre valeurs, croyances, principes ou enjeux (Motoi, 2016).

 

Finalement... Ce bulletin propose l’approche pédagogique québécoise qui met l’accent sur le développement de la pensée critique par le dialogue plutôt que l’approche anglosaxonne prescriptive ou l’approche francophone descriptive (cette dernière distinction est faite par Herman, 2011).

Références

Bateson G. (1977). Vers une écologie de l’esprit. Paris : Seuil.

Beaulieu, A., & Motoi, I. (2015). La désintégration du social par la violence en milieu scolaire et la construction de communautés de recherche de sens de la prévention de la violence. 6e Congrès Association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention sociale. Porto : ISSSP.

Daniel, M. F. (2005). Pour l’apprentissage d’une pensée critique au primaire. Montréal : PUQ.

Forges, R., Daniel, M. F. & Borges, C. (2011). Le développement d’une pensée critique chez de futurs-e-s enseignant-e-s en éducation physique et à la santé. PHEnex Journal/Revue phénEPS, 3(3), 1-21.

Gagnon, M. (2005). Guide pratique pour l’animation d’une communauté de recherche philosophique. Québec : PUL.

Gagnon, M., & Sasseville, M. (dir.) (2011). La communauté de recherche philosophique : applications et enjeux. Québec : PUL.

Habermas, J. (1987). Logique des sciences sociales et autres essais. Paris, PUF, coll. Quadrige, p. 326

Herman, T. (2011). Le courant du Critical Thinking et l'évidence des normes : réflexions pour une analyse critique de l'argumentation. A contrario, 2(16), 41-62.

Keucheyan, R. (2010). Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques. Montréal : Lux.

Martin-Lagardette, J.-L. (2014). Décryptez l’information. France : éd. Dangles.

Motoi, I. (2016). La pensée critique du point de vue du travail social. Sciences et actions sociales, 5 (16).

Perelman, C.& Olbrechts-Tyteca, L. (2008). Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique. Bruxelles : Éditions de Université libre de Bruxelles.

Pour en savoir plus

D'autres questions à explorer

  • Quelle est la différence entre dialogue (réfléchir ensemble pour se comprendre) et débat (argumenter pour gagner)?
  • La pensée critique peut-elle provoquer des conflits? Comment le conflit facilite-il l’apprentissage? Comment le conflit nuit-il à l’apprentissage?

Notice biographique

Ina Motoi, est professeure en travail social à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) et responsable de la maîtrise en travail social et du microprogramme de 1er cycle en résolution de conflit.

Mentions de responsabilité

Cette capsule est une production de la Direction du soutien aux études et des bibliothèques (DSEB) en collaboration avec le Groupe d’intervention et d’innovation pédagogique (GRIIP)

Comité éditorial : François Guillemette, Céline Leblanc, Caroline Lessard, Marie-Michèle Lemieux et Lucie Charbonneau

Coordination : Marie-Michèle Lemieux

Rédaction : Ina Motoi

Correction : Isabelle Brochu et Dominique Papin