La « pédagogie hacker » : un modèle de démocratisation de la technologie

Peut-on utiliser une technologie en éducation qui va à l’encontre des valeurs contenues dans les grandes finalités éducatives de notre système d’éducation? Si la réponse est « oui », il n’y a pas de problème. Si la réponse est « non », la technologie n’est simplement pas utilisée, mais si la réponse est « noui », que ce passe-t-il? C’est cette perspective, inspirée des hackers, qui nous permet de montrer qu’il est possible d’utiliser toute technologie de manière pédagogique en misant sur l’attitude hacker, c’est-à-dire, en tenant compte des valeurs, des malaises et de la capacité d’action des enseignants et des étudiants. Entrons maintenant dans la classe de Béatrice pour en apprendre un peu plus.

Mise en situation

Béatrice est chargée de cours en technologie éducative à l’université. Elle enseigne l’initiation aux TIC à de futurs enseignants du primaire et du secondaire. Pour ce cours, un des objectifs est de rendre les futurs maîtres autonomes dans l’usage des TIC en contexte d’enseignement et d’apprentissage. Durant la dernière session, au retour du stage de ses étudiants, plusieurs situations et interrogations sont venues la heurter. Félix, stagiaire au primaire, n’avait pas accès à Wikipédia dans sa classe. Justine, qui a permis le cellulaire en classe, s’est retrouvée avec une baisse importante de l’attention des élèves et Clémence, qui était stagiaire dans une école très « techno », demandait en quoi la technologie pouvait être considérée comme étant pédagogique. Béatrice a été tentée de repousser ces problèmes en pensant qu’après tout il s’agissait probablement d’incidents causés par des réflexes technophobes ou le mésusage technique, mais, au fond, elle savait qu’il fallait y réfléchir beaucoup plus longuement. Lors de la présente session, elle a décidé de laisser une place importante à cette réflexion sur l’usage et la signification pédagogique de la technologie en demandant à ses étudiants universitaires d’y participer. Une équipe, dont le titre de la présentation était « la pédagogie hacker » a changé profondément sa conception de la technologie en éducation. Et si la technologie n’était pas seulement pédagogique dans son usage, mais également par l’action que nous pouvons porter sur elle afin d’en modifier les fonctions et les valeurs pour une plus grande cohérence en démocratie?

Pourquoi?

CINQ RAISONS POUR S’INTÉRESSER À LA « PÉDAGOGIE HACKER »

  1. La technologie et son utilisation ne sont pas neutres; elles impliquent des valeurs (Feenberg 2004).
  2. Les valeurs véhiculées par la technologie doivent être en adéquation avec les finalités éducatives.
  3. La « friction » causée par la présence d’une technologie (et de ses valeurs) peut être exploitée positivement en pédagogie.
  4. Toute technologie peut devenir source d’apprentissage.
  5. Le hacker code, décode et recode la technologie afin qu’elle favorise les idéaux démocratiques.

Quoi?

UNE DÉFINITION DE LA « PÉDAGOGIE HACKER »

Pédagogie et hacker sont des mots qui, de prime abord, ne semblent pas aller ensemble. La raison principale de ce malaise est que les hackers sont souvent confondus avec les pirates, mercenaires ou simplement voleurs d’identité. Les hackers sont plutôt des créatifs qui sont à la base de la révolution informatique des années 60-70-80 et qui sont aujourd’hui dans la création de logiciels libres, dans la défense des libertés démocratiques sur Internet, et dans d’autres actions et créations motivées par ce que plusieurs nomment une éthique hacker (Himanen, 2001; Levy, 2010). Ce que nous proposons par pédagogie hacker est plus spécifiquement, dans un premier temps, une conception différente de la technologie, où celle-ci est perçue comme non neutre et contenant des valeurs (Feenberg 2004), et deuxièmement, comme une pédagogie alternative de la technologie qui va au-delà de l’usage en s’inspirant des hackers qui codent, décodent et recodent la technologie. L’aspect pédagogique est dans la concrétisation de la technologie, c’est-à-dire dans les actions entreprises par l’apprenant pour que la technologie concorde avec les finalités du système éducatif. 

Ce que nous dit la recherche

LE CONSTRUCTIVISME CRITIQUE D’ANDREW FEENBERG SERT DE CADRE THÉORIQUE À LA « PÉDAGOGIE HACKER ».

Pour bien comprendre le modèle de la pédagogie hacker, il faut premièrement schématiser, voire caricaturer, ce qu’est une intégration « classique » de la technologie en éducation.  
 

 

Ici la technologie est utilisée comme un outil susceptible d’aider à atteindre un objectif ou à acquérir une compétence. La situation problématique est sur le plan de l’identification de l’objectif. Par exemple, Clémence, stagiaire, pourrait avoir pour tâche de rendre ses étudiants compétents dans l’élaboration d’une table des matières à l’aide d’un logiciel de traitement de texte. L’objectif est ici de réduire l’écart entre la situation actuelle des étudiants (ils ne savent pas créer une table des matières) et la situation désirée (des étudiants compétents dans la création de tables des matières). Pour arriver à cette fin, Clémence propose un tutoriel à ses étudiants et vérifie s’ils ont intégré les étapes d’élaboration d’une table des matières en leur demandant d’en construire une. La technologie utilisée (une vidéo) est ici de l’ordre du moyen. Enfin, l’acquisition de la compétence par une grande majorité d’étudiants signifie que le problème est réglé, que l’objectif est atteint, que la compétence est acquise. Ce modèle fonctionne, mais il ne permet pas de s’interroger sur les valeurs véhiculées par une technologie, ni d’expliquer les malaises des enseignants et des étudiants face à la technologie au-delà de la technophobie et du manque de compétence. Dans la prochaine section, nous verrons comment la pédagogie hacker tient compte de ces éléments. 

Comment?

UTILISER LE MODÈLE DE LA PÉDAGOGIE HACKER POUR COMPRENDRE ET AGIR SUR LA TECHNOLOGIE EN ÉDUCATION 

Le constructivisme critique de Feenberg (2004) et l’attitude des hackers permettent de concevoir la technologie comme un problème quand elle ne répond pas au développement du potentiel humain. En fait, cette conception change le statut de la technologie, passant de celui de moyen technique à celui de problème politique qui laisse une place au pouvoir d’action des enseignants, des étudiants et plus largement des citoyens. En d’autres mots, la pédagogie hacker est la transformation des moyens technologiques en « nouvel » espace pédagogique où il y a un changement qui s’opère sur l’apprenant. Par exemple, reprenons le cas de Félix, stagiaire au primaire, qui n’avait pas accès à Wikipédia dans sa classe. Nous pourrions comprendre qu’il s’agit simplement de l’absence d’un moyen et qu’un autre fera l’affaire, mais il faut convenir que Félix a un malaise face à cette limite qui heurte les valeurs auxquelles il s’identifie et qu’il doit promouvoir (partage, collaboration, esprit critique, etc.). Lorsqu’une technologie ou un système impose une limite dans l’accès à la connaissance (friction), le hacker déplace ou contourne cette limite afin de construire une façon élégante de redonner l’accès, et ainsi de réinscrire cette technologie, ou ce système, dans un contexte qu’il considère juste et démocratique (concrétisation). Dans ce cas, Félix pourrait utiliser cette friction comme une possibilité d’apprentissage en demandant à ses élèves de documenter la situation (affirmation des valeurs et identification de la friction). Ensuite, Félix pourrait amener les élèves à trouver comment avoir accès à cette ressource (concrétisation): copier Wikipédia sur DVD, utiliser un navigateur Tor (un réseau qui permet l’anonymat), se brancher à un autre accès Internet, préparer une pétition, impliquer les parents, inviter un spécialiste, etc. Finalement, Félix pourrait inviter ses élèves à présenter la réflexion et les nouveaux usages à la direction de l’école afin de faire changer la norme pour tous (possibilité de l’autre). 

 

Le schéma montre que l’espace problématique n’est pas au niveau de l’objectif, mais plutôt d’une première version de la technologie et de ses fonctions qui, confrontée à des valeurs, et par l’initiative d’un apprenant, concrétise ces valeurs dans une nouvelle version de la technologie. Ainsi, l’objectif est atteint (utiliser Wikipédia pour un certain travail), mais avec un bonus, c’est-à-dire que l’objectif n’est plus tout à fait le même, car comme le mentionne Bruno Latour (2000), l’usage des techniques change les buts.

Finalement…

Le modèle hacker fonctionne bien si la technologie est comprise comme étant au cœur d’un espace problématique, ce qui permet d’interroger les fonctions et de redonner de nouvelles significations (Simondon 2001; Winner 2002). C’est ce changement qui est pédagogique puisqu’en modifiant la technologie, l’apprenant est aussi modifié par son action. Comme le disait Marshall McLuhan (1968) : « Nous façonnons nos outils et ceux-ci, à leur tour, nous façonnent », mais si nous ne sommes pas à l’aise avec le résultat, refaçonnons la technologie! C’est ce que font les hackers. 
 

Références

Feenberg, A. (2004). (Re)penser la technique : vers une technologie démocratique. Paris: Découverte / M.A.U.S.S.
Himanen, P. (2001). L’éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information. Paris: Exils.
Latour, B. (2000). Morale et technique: la fin des moyens. Réseaux, 18(100), 39-58.
Levy, S. (2010). Hackers : Heroes of the Computer Revolution. Sebastopol. CA : O’Reilly Media.
McLuhan, M. (1968). Pour comprendre les médias: Les prolongements technologiques de l'homme. Paris: Seuil.
Plante, P. (2014). Pour une problématisation de la technologie en éducation: Propositions théoriques pour un espace pédagogique alternatif de la technologie (Thèse de doctorat, Université Laval). 
Simondon, G. (2001). Du mode d’existence des objets techniques. Paris : Aubier.
Winner, L. (2002). La baleine et le réacteur: à la recherche de limites au temps de la haute technologie. Paris : Descartes & Cie. 

Pour en savoir plus

  • Pour en savoir plus sur les hackers, on peut regarder la conférence TED de Keren Elazari qui offre un nouveau regard sur ceux qui sont souvent considérés comme des pirates. Elazari, K. (2014). Hackers: the Internet’s immune system. TED2014. Vancouver, BC. 
  • La pédagogie hacker, comme nous l’avons mentionné, c’est aussi modifier la technologie. Sur ce point, le mouvement DIY (Do It Yourself, ou Fait-le toi-même) offre la possibilité aux intéressés, et de plus en plus aux élèves et aux étudiants, de créer de nouvelles formes de technologies dans les nombreux FabLab en émergence. Blanc, S. (2011). Hackons l’école ! OWNI. 
  • Pour entendre le philosophe Andrew Feenberg parler de sa conception de la technologie :  Massicotte, R. (2014). L’auteur des Années lumière : Andrew Feenberg. Les Années Lumières. Montréal, QC: ICI Radio-Canada Première. 

D'autres questions à explorer

  • Est-ce que ceux qui « refusent la technologie » prennent une nouvelle signification à vos yeux?
  • Ce modèle fonctionne-t-il seulement quand la technologie est problématique?
  • N’y a-t-il pas un problème éthique à montrer aux étudiants qu’il est possible, et même souhaitable de modifier la technologie et de trouver de nouveaux usages
  • Comment comprendre les interrogations de Justine et de Clémence à la lumière du modèle de la pédagogie hacker? 

Notice biographique

Patrick Plante est directeur de la recherche à SAVIE. Il détient un doctorat en technologie éducative de l'Université Laval. Il est également chargé de cours en technologie éducative à l'Université Laval et à l'UQAR où il enseigne aux futurs enseignants. Ses champs d'intérêt portent sur les théories de la technologie, la démocratisation de la sphère technique, les jeux sérieux et les hackers. 

Mentions de responsabilité

Cette capsule est une production de la Direction du soutien aux études et des bibliothèques (DSEB) en collaboration avec le Groupe d’intervention et d’innovation pédagogique (GRIIP)
Comité éditorial : François Guillemette, Céline Leblanc, Caroline Lessard, Marie-Michèle Lemieux et Lucie Charbonneau
Coordination : Marie-Michèle Lemieux  
Rédaction : Patrick Plante
Correction : Isabelle Brochu et Dominique Papin